Le double égaré
Le double égaré
Par Fred Romano
BCN 18/06/99
Narcisse ne succombe plus au charme de son image. Il a appris à se servir de celle-ci afin d’apprivoiser la relation sociale. Il cesse donc d’être un mythe et se transforme en vulgaire putain.
Numéro strictement personnel, code confidentiel, password personnalisé. Le double qui porte malheur est sacrifié sur l’autel de l’unique triomphant, et la société s’acharne sur le reflet qui se trouble.
Unir est la pierre angulaire du monument aux morts. Les normes édifiantes ne laissent pas subsister de doute: c’est sur l’un qu’il faut construire.
Le double, aux racines éthiopiennes. Caïn a tué Abel pour venger le meurtre de sa soeur jumelle Lilith, dont Abel était amoureux. Ce dernier avait quant à lui une autre soeur jumelle, qui disparaît dans le désert à la recherche de son alter ego disparu. Notre société occidentale sanctifie Abel, premier héros de l’unicité, et supprime les coupables bessones.
Mais Eros ramène Narcisse à son essence duelle, et celui-ci reste fasciné. Perturbateur d’identité, Eros s’introduit par les failles de l’un, et essaime les réplicants. La société condamne donc la duplicité et les pratiques déviantes, qui font surgir à l’horizon des imaginaires les cohortes de nos doubles disparus. Se définir autres est un acte profondément subversif.
Narcisse échappe à la fascination de l’image par le culte du corps. Le corps parfait né d’un moule unique ne renvoie à aucune image personnelle. L’esprit joue double jeu, sur l’échiquier de ce corps étranger, dépourvu de dilemmes, dédoublé.
Ce qui se dédouble se constitue en deux corps. C’est à cette matérialisation que la société de l’unique contraint le double interne, mouvant, insaisissable.
La récupération de ce reflet intérieur, dans ce cadre chaque jour plus restrictif, est par conséquent d’une importance vitale.
Célébrons dès à présent Janus au double visage, dieu des limites et de l’extermination. Faisons acte d’insoumission à l’unique, de par la réalisation de nos natures duplices. Acceuillons dans nos chairs ambigues le théâtre de l’obscénité.
Trahissons-nous, transgressons-nous, jetons-nous au vide laissé par notre double égaré!
Offrons-nous à la peur, siamoise du désir.
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